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Mois : octobre 2019

Vitesse

« Ça se précipite » lança triomphalement sa nièce préférée, en refermant «Homo Deus ». Préférée car justement, elle était seule de la nouvelle génération familiale, à dévorer bouquins après bouquins. En précisant dans son propre style littéraire, « En trois coups de cuillère à pot, on passe de Homo Sapiens à Homo Deus ! »
Jonathan se souvint qu’effectivement Yuval Noah Harari soulignait la rapidité de l’odyssée qui avait fait passer un animal insignifiant à maître de la planète. Tout en souriant intérieurement de la relativité de l’appréciation de cette jeune fille qui du haut de ses 16 ans, écrasait dans un raccourci de l’ordre de 100 000 ans, les anciens fossiles connus de son espèce avec le binoclard en jeans féru d’intelligence artificielle.
Il est vrai, se dit-il également, qu’au regard des 4 milliards d’années de constitution et d’évolution de la vie sur la terre, ces 100 000 années pour faire la peau aux Homo Abitis, Erectus et autres Néendertal, pour passer d’une boite crânienne de 600 à 1300 cm3, pour inventer le langage, dompter le feu, se livrer à l’abstraction, faisaient un peu précipitation.

 

« Tu as raison sur le fond, sinon sur la forme blagua-t-il. Je remplacerai plutôt la cuillère et le pot par la boite de Pandore. L’Homme moderne l’a ouverte et tout un nouvel univers s’en échappe précipitamment et se multiplie ».
En y réfléchissant, il n’était pas sûr que la génération d’Einstein n’avait pas confondu ouvrir une nouvelle page de la connaissance du monde avec lancer l’écriture d’un nouveau livre de l’univers. A la fin hypothétique. De trop vagues réminiscences lui revenaient à l’esprit. Le remplacement de la théorie mécaniste par la théorie électromagnétique, reléguant Newton sous son arbre. Cette notion impossible à conceptualiser de l’espace/temps, accolant l’une à l’autre les très compréhensibles notions d’espace et de temps. Ce dont il était sûr, c’est de l’enchainement des conséquences. A cadence de plus en plus accélérée, comme sa petite nièce l’avait constaté. Petite, se dit-il en passant, elle aussi plus si petite que ça ! La voiture à 100 kmh, le TGV à 300, l’avion à 1000, rendent le monde plus petit, les voyages plus faciles. Le déversement d’informations immédiates, par tous, pour tous, sur tout, rend concret, présent, le village planétaire imaginé par Mc Luhan. Le règne nouveau de la « data », « l’open source » dont lui rabattait les oreilles cet autre neveu, startuppeur dans le domaine de la santé, qui démultiplie les possibles de tous les secteurs. Le partage médiatique qui réussit à sensibiliser le fermier de la Corrèze à la procédure de l’impeachment du président américain et peut-être même un commerçant texan au Brexit européen. Les robots viennent dépeupler les usines, mais en même temps sur 400 emplois nouveaux, 150 le sont dans l’innovation. Les drones vont nous livrer nos courses et Elon Musk nous envoyer sur la lune. Sans compter l’ordinateur quantique qui va nous décortiquer, chromosome après chromosome.

Est-ce que l’image de la relativité, chère à Einstein, ça n’est pas celle de l’homme immobile dans un monde qui tourne de plus en plus vite ? Avec le sentiment qu’il n’y a pas de ralentissement possible.
Comme le lui glissa sa nièce, aussi réaliste que fataliste, « Rassures toi, on fait avec ». Illustrant à sa façon le très freudien constat que « l’enfant est le père de l’homme ». La digestion, en même temps que la gestion de ce phénomène tient en effet se dit-il, au facteur générationnel. Ce nouveau monde, en continuelle construction, est celui de ses nouveaux occupants. A la vitesse des évolutions, scientifiques, techniques, pratiques, répond la vitesse naturelle d’adaptation de ses enfants, neveux, nièces et de leurs congénères.
Pour se conforter dans un statut suffisamment protecteur, il se drapa dans la toge de celui qui en a vu d’autres et délivra faussement modestement son auguste recommandation, « Ne confondez pas vitesse et précipitation ». Ça n’était pas que la posture, cependant. Le futur accéléré ne vaudra que par la stabilité des principes humains. L’homme immobile ne doit pas sentir la terre se dérober sous ses pieds mais rester bien ancré dans le sol en mouvement qui le porte.
Opiniâtre, sa nièce poussa son avantage. « Cher oncle (il rentra la tête dans les épaules, quand elle l’appelait ainsi, le danger, habituellement se rapprochait), comment traiter ce climat et cette écologie que tu nous laisses en héritage ? » Touché, mais pas coulé, il se réfugia dans une semi- approbation. Il est en effet urgent de na pas attendre. Mais face à la complexité de la situation, il est aussi vital de programmer un éventail d’actions, du tout court terme au plus long terme.

 

Par bonté d’âme, elle voulut bien lui laisser développer sa thèse salvatrice. A la précipitation des choses, la clé est d’opposer la vitesse de l’anticipation. Pour, justement, rester maître du jeu.
Elle termina cependant, en reprenant une de ses citations favorites du général De Gaulle, détournée simplement de son sujet initial, « l’anticipation, vaste programme ».