Dégagisme
C’est la vie, se dit intérieurement Jonathan. Le neuf pousse l’ancien dehors. Les jeunes mettent les vieux au placard. En voyant la multitude des pancartes ‘’Dégage’’ flotter au-dessus de la marée des manifestants lors du ‘’Printemps arabe’’, il se réjouissait de voir la vie retrouvée, irriguant subitement des sociétés figées, bloquées depuis tant et tant d’années mortes.
L’irruption surprise de cette force vitale a effectivement bouté hors de leurs palais quelques dictateurs trop bien repus. Même si l’espoir de changement politique s’est depuis rabougri.
Mais l’impulsion donnée ne fut pas que médiatique. Elle symbolisait un mouvement naturel, généralisé, de changement d’époque. ‘’Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés’’, dit Jean de La Fontaine dans ‘’Les animaux malades de la peste’’.
Toute la société subit peu ou prou, la règle du dégagisme.
A commencer , « of course », comme disent les Britanniques, orfèvres en la matière, par le paysage politique. Et comme il faut toujours s’y attendre dans ce domaine, plutôt pour le pire que pour le meilleur. A peine sa rivale aoutée, un ineffable premier ministre de Sa Majesté, tignasse blonde en désordre, cravate de travers, s’évertue à tordre le cou de la plus vieille démocratie du monde. Tandis qu’à l’autre bout de la Méditerranée, un vieillissant inamovible premier ministre israélien multiple désespérément les coups d’estoc, populiste, nationaliste, raciste, théocratique, pour sauver une tête menacée. Et que dans le maillon dominateur de l’Europe, la forte Allemagne, l’extrême-droite ressurgit d’un passé effroyable, pas si passé que ça, en profitant d’une faiblesse soudaine des partis démocratiques.
C’est bien dans le secteur mixte du politico-économique, que le plus grand triomphe du dégagisme s’est imposé au monde. La chute du Mur de Berlin a sonné la grande fin du régime communiste. Un effondrement qui a amené l’historien Francis Fukuyama à publier un article annonçant carrément ‘’la fin de l’histoire’’. Non sans raison, admettait Jonathan, plongé dans son recensement. Le monde bipolaire disparaissait, du coup. Sauf que….. Sauf que le capitalisme, vainqueur par Ko, à son tour, quelques trente années plus tard, se voit en ligne de mire de l’infatigable dégagisme. Victime de ses excès. Trop d’inégalité, trop de mondialisation, trop de dollardisation…..Les gilets jaunes français relèvent les pancartes tombées des mains des peuples arabes.
Il avait l’impression que c’était le XXI e siècle tout entier, qui jetait au XXe siècle, l’interjection, ‘’dégage’’. Débarrasse le plancher, vieux siècle. Laisse nous nous occuper de ce que tu n’as pas su traiter. A commencer par le climat. Pleinement. De toute urgence. Contre l’avis de ce représentant d’un monde ancien, dernier des Mohicans, président tout de même de la première puissance mondiale, climatosceptique envers et contre tous. Laisse nous développer une société réellement écologiste. Laisse nous nous appuyer sur ce qui relève pour toi de l’amusement, mais qui, pour nous devient lien de culture, de partage, de confrontation pacifiste et d’échange. Le sport, la musique.
Il lui semblait aussi que l’enthousiasme du dégagisme, tout libérateur qu’il soit, portait en lui-même une autre injonction. Que cet enthousiasme faisait oublier aux porteurs de pancartes. L’obligation de combler le vide qu’ils voulaient provoquer. Jules Renard disait que l’oiseau en cage ne sait pas qu’il ne sait pas voler. Et le philosophe, que l’oiseau qui croit pouvoir mieux voler dans le vide, ne ferait que tomber comme une pierre.
Le dégagisme, pour triompher, doit aussi devenir libérateur de créativité. Dégager ne vaut que par construire. Construire une forme d’éducation qui fait comprendre le nouveau monde, qui mêle compétition et coopération, qui ouvre et égalise. Construire un mode d’utilisation des réseaux sociaux qui se ferme à la haine et au mensonge, qui s’ouvre au vrai et à la morale. Construire le monde nouveau que le tsunami digital génère, à coup d’intelligence artificielle, d’objets connectés, d’invasion de start-ups plus inventives les unes que les autres, d’applications tous azimuts. Construire un type de pilotage régulant le phénomène irréversible de l’hyper médiatisation, permettant de le rendre plus enrichissant qu’abêtisant.
Le dégagisme, loi de vie. Après son petit tour de la question, Jonathan en était définitivement convaincu. Conforté dans son opinion par celle de Nietsche. ‘’La croyance que rien ne change provient soit d’une mauvaise vue, soit d’une mauvaise foi. La première se corrige, la seconde se combat’’.
Combattre le passé pour corriger le futur, ça lui allait pas mal.