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Vérité

C’était parti d’une divergence d’opinions.
‘’Je voudrai bien que l’économie française soit aussi mal portante que l’économie allemande’’ avait rétorqué le prof d’histoire, avec véhémence, quand la jeune étudiante avait ironisé effrontément sur ‘’le hoquet final du fameux modèle teuton’’.
Sur quoi avait rebondi avec gourmandise le vétéran de la troupe, sage parmi les sages, engoncé dans son fauteuil, déclarant que toute vérité dépend de celui qui l’énonce et que le mieux était de se référer à Gabin, chantant en toute gravité ‘’Je sais, je sais que je ne sais rien’’.
Faisant exploser d’indignation le nouvel arrivant russe, tout comme son gros ventre faisait exploser ses boutons de chemise et son accent faisait rouler les ‘’R’’, ‘’Pourtant, la vérité, elle existe, nom d’une pipe !’’.

Jonathan entendit alors, avec intérêt et quelque surprise, le toujours réservé agent de banque lancer un définitif ‘’C’est l’ère du bullshit’’. Qui continua avec férocité. Les tonnes de fausses nouvelles charriées par les fameux réseaux sociaux, les tweets hallucinants d’un président du plus grand Etat du monde, le mensonge institué en règle de l’univers politique…. Les faits, on s’en fiche. Ce qui ‘’paye’’, c’est l’impression produite. Tout ceci favorisé, amplifié par l’appétit vorace, constant, des médias pour ‘’l’info’’, quelle qu’elle soit.
S’inscrivant dans ce courant vindicatif, la belle coiffeuse, toute en rondeur et en blondeur, fit franchir un palier à la discussion. Une de ses clientes lui avait expliquée, la tête couronnée de bigoudis, que le danger nouveau de notre société était la mise en cause de LA vérité. Sous prétexte que la dictature impose une vérité unique, se développait la conviction que la démocratie libérait de la contrainte de la vérité, ouvrait le champ de vérités possibles. Les plausibles deviennent vrais.
Le voisin de Jonathan, probablement stimulé par la tournure radicaliste prise par cette évaluation collective, ajouta à son tour une pierre à l’édifice. Un maxi-culte de l’ignorance est en train de s’enraciner. Les données et le savoir ne conduisent plus à la vérité. Les raisons de cette remise en cause ? Les allers et retours de la connaissance. Le vin est alternativement désigné comme bon puis mauvais pour le cœur. Le capitalisme passe de toutes les louanges à toutes les opprobres.
Sans permettre au débat de souffler un peu, la prof de yoga, confortée dans ses convictions  professionnelles, s’en prit à son ennemi personnel. Le marketing institutionnalise  le brossage dans le sens du poil. Le Père Noël n’existe pas, mais on l’exploite avec bonheur. On ne croit pas à la pub non plus, mais on la suit. Les hommes politiques deviennent des produits de consommation. Plus encore. On se protège de la vérité. ‘’Fumer tue’’ clament sur leur packaging les paquets de cigarettes. Et on tire allègrement sur son mégot.
La rafale se poursuivit. Le mensonge est accepté. La quête effrénée du bonheur pousse encore le bouchon plus loin. News = bad news. Donc on tronque l’information. Le point quasi ultime, pour ne pas dire parfait est atteint. C’est la théorie du complot. Le fameux premier pas sur la lune est une vaste escroquerie. La conquête de l’espace est, ‘’en réalité’’, un énorme, hyper sophistiqué montage audiovisuel. La CIA, le Mossad ou dieu sait qui, ont orchestré l’effondrement des tours new-yorkaises.
Jonathan se souvint de Nietzsche, Le contraire de la vérité n’est pas le mensonge, mais la conviction’’.

Il se souvint aussi de la pensée, non moins philosophique, de Coluche, Je suis ni pour ni contre, bien  au contraire.
Puis, lui aussi pris dans le tourbillon, il en vint à Hanna Arendt, se souciant de l’incapacité des gens à distinguer les faits de la fiction. Donc de cette incapacité à penser, qui ouvre la voie à la règle totalitariste.
Penser, arguer, justifier, douter, se dit-il, probablement la seule manière d’éviter ce que l’ami banquier avait, en introduction, nommé spontanément, le bullshit.