Aveuglement
Il le connaissait comme s’il l’avait fait. Copain d’enfance, ami pour la vie. Sur-actif, sur-rapide, sur-direct, sur-intelligent et….sûr de lui. De passage à Tel Aviv, en coup de vent, il l’avait appelé, Je passe ce soir, j’ai quelque chose à te dire. Dîner expédié, ils se retrouvaient donc, cafés fumants devant eux, dans le salon, Jonathan prêt à tout entendre.
Il valait mieux ! Pour commencer, il était temps, pour eux, les Israéliens, d’ouvrir les yeux. D’abord, la médiatisation. Elle mondialise les réalités et les images. Israël ne peut plus faire sa petite cuisine locale sans que le paysan du Danube, comme l’éleveur texan, comme l’étudiant d’une université anglaise, ou le fonctionnaire de l’ONU, soient au courant. Le choc des images n’est que renforcé par le poids de mots. Comme celui d’apartheid. Ensuite, la perception externe. Que les deux le veuillent ou non, Israéliens et juifs sont assimilés comme une même entité par les non-juifs. Conséquence ? Le cancer du conflit israélo-palestinien s’étend à l’ensemble de la communauté juive. Il nourrit, alimente, revigore mondialement un antisémitisme millénaire qui n’en demandait pas tant.
Sur sa lancée, l’implacable copain développa son implacable démonstration.
Que vous le vouliez ou non, l’important est l’image. De ce point de vue, le dégât est imparable. L’enlisement, la persistance d’une actualité de soixante-dix ans, le film permanent d’images accusatrices, la suite de chiffres effrayants de morts et blessés, l‘accumulation d’histoires tragiques. Le rapport destructeur du fort au faible. Bien entendu, les fakes news, les fausses images, les réseaux sociaux, participent allègrement à l’avalanche. C’est de bonne guerre ! Et comme si ça ne suffisait pas, d’une part, le sentiment d’un pays sous anesthésie politique, qui endort la conscience de ses citoyens et transforme une armée jadis prestigieuse en armée d’occupation. D’autre part, une classe religieuse extrémiste, déployant aussi brutalement qu’illégalement son rêve messianique. Non seulement avec la bénédiction d’autorités complices. Mais libérés prochainement de toutes contraintes par un leader politique maladroitement machiavélique. Qui verra d’ailleurs son nom salit par sa volonté de protéger sa personne.
Connaissant son homme, Jonathan s’abstint de commentaire, à ce stade, et attendit sagement la suite.
En amont, il y a la réalité. A laquelle se réfère, et l’on pourrait dire, s’accroche l’Etat, les Israéliens. Beaucoup de négatif. Une société palestinienne qui n’en est pas une. Effectivement duale. Situation et positions de Gaza et de la Cisjordanie différentes. Hamas, visant toujours la destruction d’Israël et Fatah, plus modéré, s’opposent politiquement. Et même militairement. Corruption généralisée et immobilisme social et politique, qui font un cocktail désastreux. Poids d’une histoire plus ou moins inventée, frustration de la Nakba, illusion d’un retour qu’on sait impossible. Haine exponentielle de l’occupant, désespoir d’une population contrôlée, sous interdictions multiples. Chômage, situations financière, économique stagnantes. Jeunesse omniprésente, désœuvrée, de plus en plus radicalisée. De l’autre côté, la tentation facilitante du statu quo, cette amplification du jusqu’au-boutisme religieux juif, le désarroi moral des militaires et policiers. Et, désolé, quoique vous en disiez, ‘’apartheid’’ vient du français ‘’à part’’. Israël crée bien, dans les territoires, une partition géographique, un système de routes sélectif, des modes de déplacement encadrés.
Un peu de positif. Le développement d’une classe moyenne palestinienne. Plus active, plus moderne, plus ambitieuse. Peut-être une amélioration du statut des femmes par l’accès à l’éducation. L’existence de collaborations sur le terrain, entre Israéliens et Palestiniens, soit entre associations, soit entre administrations, dans de nombreux domaines.
En tout état de cause, une réalité qui, sans modification spectaculaire, sans coup de tonnerre la renversant dans ses bases, ne pèse pas réellement en face du tsunami de l’image qui la recouvre.
Un temps de silence. Une resucée de café. Tu avais besoin à ce point, de me casser le moral ? interrogea Jonathan, plus curieux que provocateur.
La conclusion apparut. Il est vital, pas seulement bon, qu’Israël soit fort. Mais, justement, au moment où la radicalité religieuse juive risque de devenir hégémonique, de décupler la dramatique palestinienne, il est crucial de se souvenir que dans un conflit du fort au faible, la solution doit venir du fort. La communauté internationale juive a besoin de trouver là aussi, là encore, un Israël audacieux, créatif. Si le personnel politique reste englué dans ses batailles de basse terre, que se lève une personnalité issue de l’univers civil, un mâtiné de Mandela et de Sadate. Qui brise le mur. Qui la libère de cette charge d’image négative, qu’elle supporte sans pouvoir de la réduire.
Non pas pour créer, au final, un pouvoir autonome vicié, sur le modèle iranien ou algérien. Mais, en partenariat avec les Palestiniens eux-mêmes, les communautés arabes et internationales, un pouvoir autonome associé, assoiffé de modernité, libéré de sa haine et libre de son avenir.
Pa de meilleur aveugle que celui qui ne veut rien voir, glissa son ami, pour enfoncer le clou.