‘’Wieviel Stück ?’’
‘’Combien de pièces ?’’, demandait l’officier SS pour vérifier le nombre de femmes, d’enfants, d’hommes, qui étaient entassés dans les wagons du train qui allait emporter Primo Levy vers Auschwitz.
Jonathan, qui relisait ‘’Si c’est un homme’’, interrompit sa lecture. Terrassé. Terrassé non seulement par le caractère incommensurable, hors de toute compréhension humaine de l’univers mental révélé par cette expression. Mais aussi par une certitude soudaine. Sans aller à cette dimension extrême de l’extrême, les particularités des modes d’expression sont le plus souvent révélatrices des différences fondamentales de compréhension.
Dans ‘’un grand journal du soir’’ français, il venait justement de tomber sur un article de bas de page, intitulé ’’Palestine : Israël bombarde la bande de Gaza en riposte à un tir de roquette’’, reprenant une dépêche Reuters. Alléché par ce qui lui apparaissait comme une information équilibrée, il parcouru l’article qui soudainement se terminait : ‘’le porte-parole de l’armée israélienne a justifié la frappe aérienne par le fait que les tirs de roquettes récurrents dénotent ‘’une volonté délibérée de viser les civils’’. Il avait reçu la mise en italique et entre guillemets comme une gifle. Comme un mode d’expression de suspicion, révélateur d’une grille de lecture prédéterminée. Des civils, vraiment ? ‘’Wieviel Israeli civils ?’’ disait, en fait, l’article.
Comment un esprit occidental, aussi affuté soit-il, peut-il pénétrer l’esprit d’un Ayatollah iranien ? Comment un vieux routier de la politique européenne, habitant permanent des ors, du confort des grandes capitales, transporté, servi, choyé, peut-il simplement soupçonner ce que représente dans la vie pratique d’une mère de famille grecque l’austérité supplémentaire qu’il vient de lui imposer.
L’hermétisme des univers mentaux peut aussi apparaître dangereusement proche. Il se remémora la discussion épique opposant deux de ses meilleurs amis. L’un, tenant férocement convaincu des ‘’implantations’’ en Judée – Samarie, l’autre, tout autant résolument persuadé de l’existence de ‘’colonies’’ dans les territoires occupés. Les deux blocs de certitudes se heurtaient comme pouvaient le faire deux blocs de béton armé. L’amitié évitait la brisure mais ne pouvait créer le moindre pont entre deux systèmes de pensée, deux modes sémantiques étrangers l’un à l’autre.
Rien ne peut être comparé au caractère insondable du psychisme de l’officier nazi, mais comme on a parlé de la banalité du mal, Jonathan s’interrogea sur la banalité de l’incommunicabilité. Est-elle aujourd’hui pire qu’elle n’a jamais été, se demanda Jonathan ?
Probablement que oui. Le monde virtuel que crée l’usage cumulatif des smartphones, tablettes, ordinateurs, jeux électroniques, comme le matraquage médiatique, le règne des images, éloigne plus que jamais les unes des autres les réalités concrètes de vie d’un rural et d’un citadin, d’un sénior et d’un adolescent, d’un universitaire et d’un ouvrier, et d’un palestinien et d’un israélien.
Probablement que non. Ce monde virtuel creuse les différences, mais il universalise par ailleurs. On connait mieux maintenant ce qu’on ignorait auparavant. La monstruosité existe toujours mais elle est moins ignorée…..
Le mieux, se dit-il, est d’éviter le pire.